I
IMPERFECTION
« Oh, Parkinson, Parkinson ! m’exclamai-je en lui tapotant affectueusement le crâne avec mon maillet, vous qui pourtant savez jouer, comme vous êtes loin du pur amour du sport ! Nous autres seuls qui ne savons pas jouer aimons vraiment le Jeu pour lui-même. Vous aimez la gloire et les vivats, vous aimez la voix sismique de la victoire, mais vous n’aimez pas le croquet. Vous n’aimerez jamais le croquet tant que vous n’apprécierez pas d’y perdre. Nous seuls, les incapables, pouvons aimer une occupation de façon désintéressée. Pour nous seuls, l’art existe pour l’art. Nous qui voyons le vrai visage du Croquet, si j’ose dire, nous sommes très heureux de le voir poser sur nous un regard de colère. On nous traite d’amateurs, mais nous en sommes très fiers, car le mot amateur, en français, signifie “amant”. Nous acceptons toutes les aventures où nous jette notre dame, les désastreuses comme les ennuyeuses.
Si vous pouviez faire passer cette boule bleue dans l’arceau là-bas aussi facilement que vous pouvez la ramasser à la main, alors vous ne perdriez pas de temps à le faire, cela n’aurait aucun intérêt. Si vous pouviez jouer sans la moindre erreur, vous ne joueriez pas du tout. Dès lors que le jeu devient parfait, il disparaît. »
(G. K. Chesterton, Petites choses formidables, trad. Hubert Darbon, Paris, Desclée de Brouwer, 2018, « IV. Le jeu parfait ».)
II
SUIVRE LES PAS
Nous suivons les pas qui mènent
Où se rencontrent toutes les âmes,
À cette auberge au bout du monde.
(G. K. Chesterton, Un enfant des neiges, trad. Élisabeth M. Denis-Graterolle, Paris, Cahiers des poètes catholiques, 1938.)
III
LES BEAUX VISAGES
La nature a voulu chaque visage aussi individuel et aussi expressif qu’il est possible, afin qu’on puisse le distinguer aussi facilement de tous les autres qu’un peuplier d’un chêne ou qu’un pommier d’un saule. Or les Grecs ont traité la forme humaine comme les jardiniers hollandais traitent les arbres ; ils ont élagué ses parties vives pour lui donner une forme académique conventionnelle. Avec l’impassibilité d’un horticulteur, ils ont taillé les nez, rogné les mentons, et sont parvenus à nous faire trouver laids les visages les plus puissants et les plus aimables, et beaux les visages les plus niais et les plus inexpressifs.
À l’époque où la technique de l’art atteignit sa perfection, la révolte parvint à son point culminant dans les études de visage. Rembrandt annonça, comme un évangile vigoureux et sain, qu’un homme est d’une dignité parfaite non quand il ressemble à un dieu grec, mais quand il a un nez puissant comme une massue, une tête rude et solide comme un casque, une mâchoire semblable à un étau.
Dès que nous rompons le sortilège de la beauté conventionnelle, des légions de beaux visages et de beaux esprits nous attendent à chaque pas.
(G. K. Chesterton, Le Défenseur, trad. Georges-A. Garnier, Egloff, Paris, 1945, « Défense de la laideur ».)
IV
RÉPÉTITION
Car les adultes ne sont pas assez vigoureux pour exulter dans la monotonie. Dieu, lui, est peut-être assez vigoureux pour le faire. Il est possible que Dieu, chaque matin, dise au soleil : « Encore ! », et chaque soir à la lune : « Encore ! » Ce n’est peut-être pas une nécessité automatique qui fait semblables toutes les marguerites ; c’est peut-être que Dieu fait chaque marguerite séparément, sans être jamais fatigué d’en faire. C’est peut-être qu’il a l’éternel appétit de l’enfance ; car nous, nous avons péché et nous sommes devenus vieux, mais notre Père est plus jeune que nous. La répétition dans la nature n’est peut-être pas une simple récurrence : c’est peut-être un bis comme au théâtre.
(G. K. Chesterton, Orthodoxie, trad. Radu Stoenescu, Carmin, Paris, 2023, « La morale du royaume enchanté ». )
V
VOIR
La seule excuse aux chapitres qui vont suivre, d’ailleurs, est qu’ils montrent ce qu’on peut faire à partir d’une existence ordinaire et des lunettes sacrées de l’exagération.
En d’autres termes, en concentrant notre attention, presque avec fureur, sur les faits qui se trouvent juste sous nos yeux, nous pouvons les transformer en aventures, en exprimer le sens profond et les forcer à réaliser le mystérieux but de leur existence.
L’objet de mon école est de vous montrer toutes les merveilles que vous pourriez voir en restant paresseux et ordinaire, pour peu que vous ne vous forciez qu’à voir.
C’est depuis la vallée que l’on voit les choses en grand ; c’est d’en bas que les choses ont un air de grandeur.
Tout est question de condition spirituelle et, pour l’instant, je trouve ma condition confortable. Je resterai assis sans bouger, et laisserai venir à moi les merveilles et les aventures. Il y en a beaucoup, je vous l’assure. Le monde n’en manquera jamais ; c’est seulement d’émerveillement qu’il pourrait manquer.
(G. K. Chesterton, Petites choses formidables, trad. Hubert Darbon, Paris, Desclée de Brouwer, 2018, « I. Petites choses formidables ».)